02 septembre 2006

Vision biblique de la beauté

« Il y eut un soir et il y eut un matin, ce fut le jour. »



L'art de l'icône de Paul Evdokimov (Chapitre premier).


« Le beau est la splendeur du vrai » disait Platon : affirmation que le génie de la langue grecque a complétée en forgeant un terme unique, kalokagathia, qui fait du bon et du beau les deux versants d'un seul sommet. Au degré ultime de la synthèse, celle de la Bible, le vrai et le bon s'offrent à la contemplation, leur vivante symbiose marque l'intégrité de l'être et fait jaillir la beauté.
«L'oiseau sur la branche, le lis dans les champs, le cerf dans la forêt, le poisson dans la mer," les troupes innombrables d'hommes joyeux proclament avec allégresse : Dieu est amour ! Mais au-des­sous, et comme portant toutes ces voix, comme la basse mugissante sous tous ces clairs sopranos, on entend, de profundis, la voix des sacrifiés : Dieu est amour1! »
Les sacrifiés, les martyrs, ces « amis blessés de l'Époux » qui « se donnent en spectacle aux anges et aux hommes », représentent les accords fondamentaux de l'immense chant du salut. Les épis mois­sonnés, le Seigneur les range dans les greniers de son Royaume. La Tradition y voit la conformation au Christ dans la Beauté ; Nicolas Cabasilas, le grand liturgiste du XIVe siècle, le dit en parlant de « ceux qui surent aimer par-dessus tout la Souveraine Beauté2 », semence du divin, « agapè enracinée dans le cœur3 ».
En tirant le monde du néant, le Créateur, en Poète divin, compose sa « Symphonie en six jours », l' Hexaméron, et, à chacun de ses actes, il « vit que c'était beau ». Le texte grec du récit biblique dit xocÀ6v-­beau et non ocyoc66v-bon, le mot hébreu signifie les deux à la fois. D'autre part, le verbe créer est conjugué en hébreu selon le mode accompli : le monde a été créé, il est créé et il sera créé jusqu'à son accomplissement. En sortant des mains de Dieu, le germe est déjà beau, mais il appelle son évolution, l'Histoire combien mouve­mentée et tragique du synergisme de l'agir divin et de l'agir humain. Selon saint Maxime le Confesseur, l'achèvement de la première beauté dans la Beauté parfaite se pose au terme et reçoit le nom du Royaume 4.

La Tradition apporte ici une précision importante. Un grand spirituel du IVe siècle, Évagre, en commentant la variante du Pater dans l'Évangile de saint Luc où à la place du « Règne » on lit « que Ton Esprit Saint vienne », dit: « Le Règne de Dieu, c'est l'Esprit Saint, nous prions le Père qu'il le fasse descendre sur nous5 »; en accord avec la Tradition, Évagre identifie ainsi le Royaume et l'Esprit Saint.
Si donc le Royaume contemplé est la Beauté, la Troisième Personne de la Trinité se révèle Esprit de la Beauté. Dostoïevsky l'a bien com­pris: « L'Esprit Saint, dit-il, est la saisie directe de la Beauté », il communique la splendeur de la Sainteté. C'est pourquoi, selon saint Grégoire Palamas, au sein de la Trinité, l'Esprit est « la joie éter­nelle... où les Trois se complaisent ensemble6. » La célèbre icône de la Trinité de Roublev nous offre la vision saisissante de cette Beauté divine.
Le dogme trinitaire explicite : si le Fils est la Parole que le Père prononce et qui se fait chair, l'Esprit la manifeste, la rend audible et nous la fait entendre dans l'Évangile, mais lui-même reste caché mystérieux, silencieux, « il ne parlera pas de lui-même » (Jn 16, 13). Sa personne se dissimule dans son épiphanie même : « Ton Nom tant désiré, et constamment proclamé, nul ne saurait dire ce qu'il est 7. »
Son œuvre propre en tant qu'Esprit de la Beauté est une « poésie sans parole ». Par rapport au Verbe, l'Évangile de l'Esprit Saint est visuel, contemplatif. Dans ses révélations, il est le « doigt de Dieu » qui trace l'Icône de l'Être avec de la Lumière incréée. Au seuil de l'indicible Sagesse de Dieu, il fait contempler la Beauté sophianique du Sens et le construit en Temple cosmique de la Gloire.
« Ce que la parole dit, l'image nous le montre silencieusement », « ce que nous avons entendu dire, nous l'avons vu », disent les Pères du Septième Concile au sujet de l'icône. Or, si « Personne ne peut dire : Jésus est le Seigneur! si ce n'est par le Saint-Esprit 8 », personne ne peut représenter l'image du Seigneur, si ce n'est par l'Esprit Saint. Il est l'Iconographe divin. Le rituel de la consécration d'une église insiste sur cet attribut de l'Esprit. Le tropaire (du 4e ton) chante la perfection de la forme adéquate à l'avènement du Beau : « Comme tu as déployé en haut la splendeur du firmament, de même ici-bas tu as révélé la beauté de la sainte demeure de ta gloire ». Suit l'épic1èse: « ...par ton indicible amour des hommes... la création a reçu en tant qu'image de la nouvelle alliance la théophanie du Mont Sinaï, le prodige du buisson ardent et le temple du grand Salomon ; nous te prions et nous te supplions... envoie sur nous et sur tout ton héri­tage ton très Saint-Esprit... » - « Seigneur, j'aime la beauté de ta maison » (Ps. 25).


Les attributs bien connus de l'Esprit sont la Vie et la Lumière. La lumière, avant tout, est puissance de révélation et c'est pourquoi le Deus revelatus se nomme Dieu-Lumière. Sa puissance « illumine tout homme venant dans le monde» (Jn 1,9) et selon saint Syméon « transforme en lumière ceux qu'elle illumine ». Bien plus, elle se pose en source de toute connaissance: « A Ta lumière, nous con­naîtrons toute lumière » (Ps. 36, 109).

Il y a des « points de vue » toujours partiels, donc déformants, et il y a le regard plein, faisant de l'homme, selon l'expression de saint Macaire10, un « œil unique» et immense pénétré par la lumière divine. Saint Grégoire de Nysse incite à « regarder par l'œil de la Colombe », et saint Maxime le Confesseur « avec l'œil de Dieu »: « De même qu'au centre du cercle il y a ce point unique, où sont encore indivises toutes les droites qui en partent, de même en Dieu celui qui a été jugé digne d'y parvenir, connaît d'une science simple et sans concepts toutes les idées des choses créées 11. » « Sans concepts ) signifie la saisie intuitive et contemplative et c'est pourquoi les iconographes enseignent le « jeûne des yeux 12 qui réapprend à contempler.

Déjà sur le plan optique, l'œil ne perçoit point les objets mais la lumière réfléchie par les objets. L'objet n'est visible que parce que la lumière le rend lumineux. Ce que l'on voit, c'est la lumière qui s'unit à l'objet, l'épouse en quelque sorte et prend sa forme, le figure et le révèle. L'interaction mystérieuse du charbon et de la lumière produit le diamant, la beauté. Selon une vieille croyance populaire, l'éclair pénétrant la nuit d'une huître engendre la perle 13. L'espace n'a d'existence que par la lumière qui en fait la matrice de toute vie. C'est dans ce sens que la vie et la lumière s'identifient. La lumière rend tout être vivant en en faisant celui qui est présent, celui qui voit l'autre et qui est vu par l'autre, celui qui vit avec et « vers l'autre », existant l'un dans l'autre. Par contre, l'enfer, l'Hadès grec ou le Shéol hébreu : signifie ce lieu enténébré où la solitude réduit l'être à l'extrême indigence du solipsisme démoniaque où aucun regard ne croise un autre. Les Apophtegmes coptes de Macaire l'Ancien donnent de cette solitude une saisissante description. C'est par leurs dos que les captifs sont liés les uns aux autres, et seule une grande pitié des vivants leur apporte un instant de repos: « Le temps d'un clin d'œil, nous voyons les visages les uns des autres... »

Selon le récit biblique de la création du monde, au commencement : « Il y eut un soir et il y eut un matin, ce fut le jour. » L' Hexaméron ne connaît pas la nuit. Les ténèbres et la nuit ne sont pas créées par Dieu ; pour le moment la nuit n'est qu'un signe de l'inexistant, le néant abstrait « séparé » de l'être de par sa nature. Le matin et le soir marquent la succession des événements, désignent la progression créatrice et ne forment que le jour, dimension de la lumière pure. Son contraire, la nuit, n'est pas encore la puissance effective des ténèbres ; la nuit dans le sens johannique n'apparaît que dans la chute.
Elle n'est pas une simple et passive absence de la lumière. Les psychiatres savent que toute « passivité » apparente cache une sourde et active résistance. La ténèbre dont il s'agit est une fuite désespérée à l'intérieur d'elle-même, car impuissante à se soustraire à la Lumière, et qui, pour se cacher, se couvre d'obscurité coupable, manifeste une attitude démoniaque et consciente de négation et de refus.
Lors du Repas du Seigneur, la chambre haute est tout inondée de lumière car le Christ est au milieu des apôtres. C'est à ce moment que Satan entre en Judas et dès lors Judas ne peut plus demeurer dans le cercle de lumière: il sort précipitamment, et Jean, si sobre pour les détails, remarque: il faisait nuit. Les ténèbres de la nuit enveloppent Judas et dissimulent le terrible secret de sa communion avec Satan.

Le premier jour de la Création, notent les Pères, n'est pas prôti mais mia, il n'est pas le premier mais l'un, l'unique, hors série. Il est l'alpha qui porte déjà et appelle son oméga, le huitième jour de l'ac­cord final, le Plérôme.
Ce premier jour est le chant joyeux du Cantique des Cantiques de Dieu lui-même, le jaillissement fulgurant du « que la Lumière soit ! ». Cette lumière n'est point un élément optique, celui-ci appa­raîtra le quatrième jour avec le soleil astronomique. La Lumière initiale, « au commencement » dans le sens absolu, in principio, est la révélation la plus bouleversante de la Face de Dieu. « Que la Lumière soit » signifie pour le monde en puissance : que la Révélation soit et donc que le Révélateur, que l'Esprit Saint vienne! Le Père prononce sa parole et l'Esprit la manifeste, il est la Lumière de la Parole. Elle révèle Dieu comme le Toi absolu et suscite immédia­tement celui qui l'écoute et le contemple, la seconde lumière surgie de la Lumière et posée comme son autre moi et miroir dans la lumière-révélation-communion.


Même après la chute, « la lumière luit dans les ténèbres ». Elle ne luit pas pour luire seulement, elle métamorphose la nuit en jour sans déclin: « Ta lumière se lèvera au sein de l'obscurité et la nuit se changera en clarté de midi » (Is. 58, 10). « L'œil est la lampe du corps: si ton œil est sain tout ton corps sera dans la lumière ) (Mt. 6, 22). La tradition hésychaste enseigne la méthode du recueillement silencieux et la science de la lumière: « Les parfaits s'instruisent dans le divin non pas seulement par la parole (le Verbe), mais par la lumière de la parole (l'Esprit Saint), mystérieusement... »
Au sommet de la sainteté, l'être humain « devient en quelque sorte lumière 14 ». Ainsi un Séraphin de Sarov s'habille de soleil et rayonne; appelé « très ressemblant ), il est l'icône vivante du Dieu-Lumière. Saint Grégoire de Nysse décrit ta montée de l'âme qui entend: « Tu es devenue belle en t'approchant de Ma lumière. »
L'homme est aspiré vers le haut, « tombe en haut » pourrait-on dire, et atteint le niveau de la beauté divine. Être dans la lumière, c'est être dans une communion éclairante qui révèle les icônes des êtres et des choses, saisit leurs logoï contenus dans la pensée divine et initie ainsi à leur intégrité parfaite, autrement dit, à leur beauté voulue par Dieu.

L'Apocalypse est au terme, il est aussi au commencement. La lumière du premier jour est l'objet de la vision, elle est aussi l'organe de la vision. Tout comme ce temps premier de la Création, « le siècle futur forme tout entier un seul jour, le grand Jour », dit saint Grégoire de Nysse. En effet, selon l'Apocalypse: « La nuit ne sera pas, et les hommes n'auront besoin ni de la lumière d'une lampe, ni de la lumière du soleil parce que le Seigneur Dieu les éclairera » (22, 5).
« Je suis l'alpha et l'oméga... le commencement et la fin. » Le cercle de la Révélation est bouclé sur la différenciation et en même temps l'identité parfaite de tous ses éléments. La première parole de la Bible « Que la Lumière soit » en est aussi la dernière: « Que la Beauté soit! » L'homme ne peut que devenir tout entier vivante doxologie: « Gloire à Toi qui nous a révélé la Lumière. ) - « Une chose qu'à Yahvé je demande, la chose que je cherche, c'est d'habiter la maison de Yahvé tous les jours de ma vie, de contempler la Beauté de Yahvé »(Ps. 27, 4). Saint Basile ajoute: « Les saints priaient pour que la contemplation de la Beauté divine s'étende sur l'éternité... »



1. KIERKEGAARD, La note de 1852, Bohlin, 1941, p. 2SI.
2. M. LOT BORODINE, N. Cabasilas, 19S8,p.IS6.
3. SAINT JEAN CHRYSOSTOME, lbid., p. ISS.
4. Myst. 23; P.G. 91, 701 C.
5. Le Traité de l'Oraison, I. Hausherr, Paris, 1960, p. 83.
6. Cap. phys., 37.
7. Saint SYMÉON le Nouveau Théologien; Hymne à r amour divin, in (. La vie spirituelle 1), 27, 1931, p. 201.
8. 1 Cor. 12, 3.
9. La rédaction des Évangiles et l'icône se placent après l'illumination de la Pentecôte.
10. Hom. 1,2
11. JEAN HANI, Le Symbolisme du Temple chrétien, Paris, 1962, p. 126.
12. SAINT DOROTHÉE, Enseignements utiles à l’âme.
13. Pour saint Éphrem le Syrien, la perle évoque le baptême d'eau et le feu car elle est fruit de l'union de l'eau et du feu-lumière. Saint Macaire parle de la «Perle céleste 0, image de la Lumière divine, et dans la parabole évangélique elle figure le Royaume.
14. G. PALAMAS, Homélies sur la présentation de la Sainte Vierge au temple