04 juillet 2006

L’éros et la vieillesse


Tahar DJEDID est un maître dans la technique dite de "sablage".


Entretien avec Christiane Singer
Propos recueillis par Patrice van Eersel

C. S. : Je crois que le vrai eros est une grande aventure de la maturité. Ce n’est pas une affaire de jeunesse. Je parle de l’eros divin, qui n’objective pas l’autre... Comme je le dis dans Une passion, c’est aussi l’expérience de votre anéantissement. Mais qui vous livre à votre vraie nature. C’est le paradoxe absolu : dans une perte totale, tu touches ce qu’est ton être véritable ! Je vois ainsi trois moments décisifs dans l’évolution spirituelle d’un être : l’enfantement, l’eros... et la vieillesse.

N. C. : Qui nous éclaire, elle aussi, sur notre vraie nature ?
C. S. : C’est extraordinaire ! Le vieillissement est de la pure spiritualité. On entre dans une transparence grandissante.

N. C. : Combien y accèdent ? Une poignée ?
C. S. : Mais parce que l’échafaudage de nos représentations n’est pas planté dans le réel. Sinon, c’est d’une logique parfaite - et je l’ai toujours pressenti, parce que j’ai connu de grands vieillards sublimes. Mes grands-mères... L’une d’elles me donnait l’impression qu’il n’y avait plus personne, hormis un sourire, comme avec le chat de Lewis Caroll : une fois toute la souffrance et l’horreur traversées, il ne restait plus que l’amour.

N. C. : On y pense en approchant certaines personnes très âgées, qui visiblement économisent jusqu’à leur toute dernière goutte d’énergie pour communiquer et vous transmettre ce qu’ils connaissent de plus beau. Je songe à Ilya Prigogine à la fin, ou à Henry Bauchau, qui continue à écrire à 92 ans...
C. S. : Je sens cela, dans le processus de vieillissement où je me trouve à présent emportée. C’est un incroyable affinement de la peau, un anoblissement progressif de l’être.

N. C. : Mais avant d’en venir à ce que vous appelez « la porosité » dans Souviens-toi des chevaux écumants du passé, finissons-en avec la sévérité. Les sages peuvent être impitoyables...
C. S. : Je viens de lire un passage de Confucius, politiquement très incorrect, où il explique qu’il existe deux types d’humains : les êtres de bien et les êtres de peu. À quoi se reconnaissent-ils ? Les êtres de peu sont occupés de leurs propres affaires, les êtres de bien sont occupés de l’intérêt du monde. Nous sommes évidemment les deux à la fois, mais il faut avouer que notre société forme surtout des gens obnubilés par leur propre intérêt.





N. C. : Qu’attendre alors, quand on se sent « homme de peu » ? La pitié ? La compassion ?
C. S. : C’est une chose qui m’a été beaucoup révélée, ces dernières années, notamment dans le travail de systémique familiale (cet outil prodigieux) : la nécessité de rendre hommage à ce qui a été, sans jugement de valeur, quel qu’ait été ce passé. Tout ce qui n’a pas été vu, reconnu, honoré pourrit. Et empoisonne le corps collectif. C’est fascinant. J’ai vu des entreprises détruites de ne l’avoir pas su : au lieu de remercier l’équipe précédente, on la vilipende et on change tout pour recommencer à zéro. Et très vite, on sent le fil d’une malédiction fissurer l’édifice. L’évolution ne peut aller de l’avant sans reconnaître et rendre hommage ce qui est venu avant. C’est quelque chose que je sens intimément, quand quelqu’un veut faire table rase, par exemple en s’installant dans une maison sans honorer les habitants qui l’ont précédé - un simple mot pourrait suffire. Un instant de reconnaissance sincère pour l’ancien qui prend sa retraite : merci, nous honorons le travail que vous avez accompli ; nous allons opérer des changements, en respectant ce que vous avez fait avant nous. Cet esprit s’est souvent évanoui et une malédiction s’installe. Dans le travail familial, cette nécessité de rendre hommage et d’honorer nos ancêtres, quel qu’ait été leur destin, s’impose de façon stupéfiante. Si l’âme médiocre de Peer Gynt est menacée d’être fondue dans la marmite du diable, c’est parce que personne ne l’a reconnue. Telle est notre immense responsabilité. Nous pouvons tous sauver quelqu’un, en le regardant comme Solveig avec les yeux de l’amour. Et si un autre se trouve « fondu », j’en suis responsable aussi. C’est la vertigineuse question de Dostoïevski dans Les frères Karamazov : « Quand tu vois le crime qu’a commis ton frère, la première question doit être : “Qu’ai-je fait de travers, pour qu’il en arrive là ?” ... ou que n’ai-je pas fait ? »


N. C. : Sans la soigner on ne peut sans doute pas évoluer vers la vieillesse lumineuse et la « porosité » dont vous parliez ?
C. S. : En fait, cette qualité de transparence nous vient peu à peu, au fil de nos découvertes de l’autre, grâce à l’enfantement, à l’éros et au vieillissement. Ce que je prends pour moi-même se trouve alors catapulté, dans les deux premières situations, et abrasé jusqu’à la trame, dans la troisième - quand la vie en finit de nous user comme le sable use la nacre, la rendant finalement transparente. Bien sûr, il y a un quatrième cas, plus exceptionnel, qui est l’expérience pure de l’éveil. Mais à l’inverse, cette usure positive, qui nous rend « poreux » au monde et aux autres, nous vient tout au long de la vie. Finalement, vous pouvez vous asseoir et simplement contempler, écouter, sans plus faire aucunement obstacle à la parole de l’autre, ou à sa musique, à sa lumière, tellement dans son écoute que vous vous oubliez. Et cette sensation est étonnante car, en même temps, vous n’êtes jamais autant vous-même, vous ne touchez jamais autant votre nature véritable. Un vieil ami musicien me disait que deux fois dans sa vie, la musique l’a traversé. Deux fois, il n’y a plus eu d’archer, ni de violon, ni de musicien, ni de partition, ni rien... Il n’y avait plus que le grand souffle.
Avec la vieillesse, cette porosité devient quotidienne. Je ne suis plus que réceptacle. Mais je ne retiens rien. Et j’honore, j’honore, j’honore. Et lentement (à voix très basse) on a accès au réel. Jusque-là, nous vivons dans l’hypnose socialement programmée. Elle se rompt parfois légèrement. On a un petit accès à l’être. Et voilà que cela devient lentement plus facile. À la fin, on verra le paysage à travers nous !

N. C. : Atteindre cet état devrait être le projet majeur de toute vie !
C. S. : Il y a ces vers extraordinaires de Michaux :
Et délivré de l’abcès d’être quelqu’un,
je boirai à nouveau l’espace nourricier.
On le sent : il y aura un moment où cette illusion d’avoir été s’effacera. Et en même temps, c’est alors que nous « serons » le plus. C’est le paradoxe des vrais maîtres : ils n’ont plus d’ego et pourtant, ce sont eux qui ont le plus de personnalité ! On dit que quand entend une telle personne rire, on ne l’oublie plus jamais. C’est qu’elle rit en roue libre ! D’un rire cosmique, qui me fait penser à un autre poème, de Marguerite Yourcenar, celui-là :
Plaise à Celui qui est peut-être
De dilater mon être
jusqu’aux confins de l’univers
C’est ça, la porosité !

N. C. : Qui procure aussi une joie grandissante de voir les autres s’aimer ?
C. S. : Je suis entouré de jeunes, mes enfants, leurs amis, et je me dis que jamais je n’ai autant goûté la jeunesse qu’en les contemplant. Quand nous sommes jeunes nous-mêmes, nous ne le vivons jamais en pleine conscience. Mais quand je les vois maintenant, quand je regarde la merveille qu’ils incarnent, cette grâce renouvelée et aussi cette quête éperdue d’eux-mêmes... je suis aux confins de l’univers ! Certains sont nostalgiques et aimeraient qu’on leur redonne la jeunesse. Mais alors, j’en serai de nouveau inconsciente, aux prises avec cette si difficile aventure ! Non, la vieillesse me va. Elle s’accompagne d’une grandissante bienveillance, cette notion étrangère au champ politique et qui est pourtant si nourrissante. Quant à tout ce que nous n’avons pas pu accomplir, d’autres l’ont fait ! J’en viens à remercier mes amis pour avoir exaucé, pour eux, certains de mes rêves. L’un d’eux revient du Bouthan, un pays où je n’irai sans doute finalement jamais, et son récit m’a rempli de bonheur. Je n’ai plus besoin d’y aller, il l’a fait à ma place.

N. C. : Vous vous libérez de l’abcès d’être quelqu’un ?
C. S. : Oh, mais avec des rechutes spectaculaires ! Il ne faut pas se faire d’illusion. Mais je sais où je vais. Même si je n’y suis évidemment pas encore. Tout en y étant déjà. C’est important de le savoir. Cela permet d’accéder à cette grande patience qui, sinon, nous paraîtrait impossible. Il ne s’agit pas de procéder à un déménagement massif de quelque chose qui serait absent. Tout est là. Il faut juste essuyer la buée sur la vitre pour pouvoir contempler le réel au travers. Retirer une pellicule plus mince qu’une pelure d’oignon...

N. C. : Il s’agit alors juste de trouver un coin de la pelure et de le saisir.
C. S. : Tirez dessus et tout vient avec !


À lire aussi de Christiane Singer :
Parmi de nombreux livres, nous conseillons particulièrement Les âges de la vie ; Une passion ; Où cours-tu, ne vois-tu pas que le monde est en toi ? tous chez Albin Michel.

1 Comments:

Blogger Reisirec said...

Hi Anjaka, no problem for links...
I suggest also this one if you like ...

http://meditationschretiennes.blogspot.com/

1:08 PM  

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